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Modèle interactif pour le pilotage des études de faisabilité de projets industriels
Cet article a été écrit initialement par Francis Belzile, diplômé de la Maîtrise en gestion de projet de l'UQAR
Jean-Yves Lajoie et Bruno Urli, Professeurs au Département d’économie et de gestion de l’UQAR
Introduction
Bien qu’elles demeurent peu utilisées par les entreprises (O’Shaughnessy, 1992) les études de faisabilité constituent un élément majeur du succès en gestion de projets. Ce processus de faisabilité consiste en une série de décisions non-routinières face auxquelles les décideurs sont peu habitués et surtout peu outillés. En effet, s’il existe une approche très générale quant à la manière de conduire ce processus de faisabilité, le support est faible lorsque l’on aborde des activités aussi essentielles à la finalité de ces études que sont le choix, l’agrégation et l’interprétation de l’information colligée par ces études et utilisée pour fin de décision. Pourtant, un exemple de quelques décisions à prendre lors de ces études de faisabilité peut rapidement nous convaincre de leur toute première importance. Doit-on investir dans des études et si oui, quel montant? Doit-on poursuivre ou arrêter une étude en cours? Finalement, la question fondamentale, doit-on réaliser ou non le projet?
Cette faiblesse du traitement de l’information dans les études de faisabilité pourrait entraîner des conséquences fâcheuses. Ainsi Cooper et Kleinschmidt (1993), dans leurs études sur le développement de nouveaux produits (projet « NEWPROD »1), soulignent que sur sept (7) produits qui atteignent la phase de développement, un (1) seul obtient du succès. Alors comment améliorer l'étude de faisabilité de projets? Pour répondre à cette question, nous avons procédé à l’analyse détaillée d'une étude de faisabilité industrielle. Nous avons constaté un certain nombre de faiblesses et plus particulièrement en ce qui a trait au choix de l'information pour la prise de décision, rejoignant en cela l'une des conclusions de Dwyer et Mellor (1991).
Dans cet article, nous proposons une approche de pilotage du processus de faisabilité de projets industriels qui vise une meilleure intégration de l’information pour la prise de décision. Ce modèle se veut une réponse à l’aspect dynamique du processus de recherche et de choix de l’information en contexte de faisabilité de projets. En cela, il diffère de la perspective plus classique où l’on procède à une analyse de marché, à une analyse technique puis à une analyse financière et ce, de manière presque automatique et séquentielle. Dans une première partie, nous rappellerons le processus classique de faisabilité et nous décrirons celui constaté dans le cas que nous avons étudié, et qui, de par notre expérience, peut être considéré comme typique de bien des études de projets industriels. Dans une deuxième partie, nous proposons une reformulation du processus de faisabilité afin de mieux répondre aux difficultés soulevées dans la section précédente. Nous proposons ensuite un modèle multicritère d’aide à la décision en faisabilité d’un projet industriel qui permet au décideur d’identifier plus rapidement le type d’information à recueillir lors de son processus de faisabilité. Ce modèle est alors illustré par une simulation ex post réalisée à partir du cas étudié précédemment.
Problématique de la faisabilité industrielle
Contexte général
La faisabilité, au sens large, se définit comme une série d'études à caractère analytique dont l'objectif premier consiste à déterminer si un projet est réalisable (Giersig et al., 1982; Genest et Nguyen, 1990). La faisabilité vise donc à réduire le risque par l'amélioration (et non pas forcément l’accroissement) de l'information dont dispose le décideur. Nous considérons que la faisabilité prend forme dès qu'un véritable effort est consenti en vue d'accumuler des éléments d'information pour ensuite aboutir à une décision visant à faire ou ne pas faire le projet.
L’analyse de faisabilité est généralement perçue comme un processus linéaire. Bien que les auteurs n’excluent pas un certain retour aux étapes franchies au cours du processus, il demeure que chacun décrit la faisabilité dans un cadre relativement rigide (Genest & Nguyen, 1990; O’Shaughnessy, 1992). De plus, cette vision classique, étapiste, est basée sur le cumul de l’information comme source de réduction du risque alors que ce n’est pas tant la quantité d’information que la qualité de l’information retirée de ces études de faisabilité qui est garante de cette réduction du risque.
Il y a toutefois différentes perspectives. Par exemple, O'Shaughnessy (1992) souligne que les études de préfaisabilité et de faisabilité nécessitent un travail d'équipe, ainsi que l'échange de beaucoup d'information. Toutefois, le lien entre chaque partie n’est pas défini et la description de chacune d’elles suit un schéma linéaire.
Le guide de l'ONUDI (Giersig et al., 1985) spécifie, pour sa part, l'importance d'un processus d'ajustement entre les diverses variables en cause alors que l'on doit faire appel à un cycle de rétroactions et d'interrelations entre les divers constituants de la faisabilité. Toutefois, les questions portant sur la manière de déterminer l'information à rechercher dans le cadre de la faisabilité et le choix des démarches à effectuer demeurent entières.
Si des faiblesses existent du côté des guides théoriques, il y a aussi lieu de s'interroger sur la pratique en étude de faisabilité. Dans sa recherche sur la situation en entreprise, O'Shaughnessy (1992) relève que soixante-dix pourcent (70 %) des firmes françaises et cinquante pourcent (50%) des firmes québécoises considèrent de moyenne à faible la qualité de leurs analyses de faisabilité. Ce constat, plutôt inquiétant, nous incite à rechercher où peuvent se situer les faiblesses. Pour ce faire, nous avons procédé à l’analyse d’un cas dans une entreprise industrielle de l'est du Québec.
Étude de cas
L'étude de faisabilité, dont nous avons fait l'analyse, fait suite à une démarche amorcée par une entreprise privée, avec l'aide d'un ministère à vocation économique. L'entreprise impliquée effectuait la fabrication de charbon de bois et de briquettes; elle envisageait de fabriquer du charbon activé afin de trouver un débouché pour la poussière de charbon, puisque le marché de la briquette connaissait un ralentissement marqué et les résidus s'accumulaient. De plus, ce nouveau produit présentait un attrait particulier comme source additionnelle de revenus, tout en constituant une suite à la chaîne de transformation. La faisabilité avait pour but d'effectuer les études requises afin de mieux connaître ce nouveau produit, son marché, sa fabrication et la rentabilité du projet.
À partir de cette idée de projet, les membres de la direction de l'entreprise et le ministère impliqué ont constitué un comité de gestion pour le suivi de la démarche. Les décideurs ont alors convenu de faire réaliser une étude de préfaisabilité. Celle-ci fut conduite par une firme externe et a porté sur trois aspects, soit:
- sur la connaissance du charbon activé, ses principales caractéristiques et utilisations,
- sur les résultats des tests techniques réalisés sur un échantillon, et enfin,
- sur les domaines d'utilisation du charbon de bois et sur le potentiel de mise en marché.
L'étude conclut par une recommandation favorable au projet d'une usine de charbon activé, selon certains paramètres, et propose qu'une analyse de faisabilité plus approfondie soit réalisée.
Sur la base de cette recommandation et devant l'attrait qu'offre le projet, les décideurs ont donc accepté d'investir dans une étude plus approfondie. Ainsi, en octobre 1986, un appel d'offre de services est lancé. Suite à l'analyse des propositions, la démarche proposée par une seconde firme est retenue. Elle a consisté à réaliser des tests sur certaines caractéristiques du produit, une étude de marché, une étude technique et une analyse de rentabilité.
La faisabilité a donc suivi les étapes prévues selon l'approche classique. Toutefois, à la fin de la démarche, les promoteurs ont exprimé d’importantes réserves quant au processus qu'ils ont vécu. De façon générale, ils se sont sentis peu impliqués dans la démarche; ce qui fait qu'ils n'ont guère eu la possibilité de la remettre en question. Par exemple, la forte relation entre les résultats de l'étude de marché et la méthode de cueillette de données retenue les a convaincus de l'intérêt de s'impliquer davantage dans les décisions concernant les études. Tenant compte de ces remarques on ne sera pas surpris que, même si l’étude concluait à la faisabilité du projet d'usine de charbon activé, les promoteurs l’ait néanmoins rejeté.
Une divergence entre les conclusions d'une étude et la décision des promoteurs n'est pas chose exceptionnelle (Giersig et al., 1985). Toutefois, si les promoteurs investissent dans une étude, ils sont en droit de s'attendre à des résultats qui les éclairent dans leurs questionnements et qui leur permettent, soit de réorienter le projet, soit de mettre fin à l'étude plus rapidement si leurs objectifs ne peuvent être vraisemblablement rencontrés. Cependant, notre analyse a posteriori nous montre que les critères d'évaluation du projet étaient clairs pour les décideurs, mais qu'ils n'ont pas été suffisamment explicités et surtout, qu'ils n'ont pas été utilisés dans tout le processus d'évaluation du projet et de pilotage des études de faisabilité.
Ces observations nous amènent à conclure à la nécessité de briser la linéarité classique du processus de faisabilité en axant ce dernier sur l’amélioration plutôt que sur l’accroissement de l’information et en augmentant la participation des décideurs au sein de ce processus de faisabilité. Il faudra en conséquence accroître le nombre de points de décision et améliorer la méthode d'évaluation des options de projets et des études à entreprendre au sein de la faisabilité.
Une reformulation du processus de faisabilité
Avant de présenter le modèle proposé, il nous semble opportun de présenter, à l'aide d'un modèle intrants- processus-extrants (voir figure 1 Schématisation de la faisabilité de projet), le processus de faisabilité dans son ensemble. Celui-ci fait ressortir la dynamique en jeu, en soulignant les interrelations entre chaque élément. D'abord, les intrants conditionnent le contenu et les possibilités de réalisation de la faisabilité. Par exemple, le type de projets en cause va influencer la démarche de conceptualisation et par conséquent, l'étude de faisabilité. De même, les ressources disponibles et l'organisation influencent les démarches retenues, alors que les méthodologies choisies peuvent déterminer la précision obtenue par la cueillette des données et de leur analyse. L'information, tant à l'intérieur de l'organisation qu'à l'extérieur, non seulement alimente la faisabilité, mais en limite également la portée en fonction de sa disponibilité.
La faisabilité est ainsi vue comme un processus dynamique où interagissent ces constituants. Elle s'alimente des intrants et traite l'information disponible en vue d'obtenir certains extrants. Ceux-ci sont présentés comme des éléments informationnels requis pour la décision et reflètent un certain niveau de précision. Le résultat de la faisabilité prend généralement la forme de diverses options parmi lesquelles le décideur est invité à faire des choix.
Abordée sous une perspective décisionnelle, ce cadre qui fait davantage ressortir l'aspect dynamique de la faisabilité de projets, peut être présenté par la schématisation de la figure 3. Nous avons d'abord identifié les divers éléments de l’environnement pertinents à la prise de décision en faisabilité. Ils font partie des éléments essentiels à tout processus de choix et sont autant de contraintes à prendre en compte dans ce processus de faisabilité.
Ainsi, les informations disponibles et leur analyse nous amènent généralement à dégager des options. Celles-ci seront confrontées à des critères d'évaluation, ainsi qu'à une réflexion prenant en considération les facteurs de risque. Il est à noter que la littérature en gestion de projets s'attarde d’ailleurs très peu sur ces éléments (Del Canô, 1992).
La recherche de critères génériques d'évaluation d'options de projets nous a amené aux travaux de Cooper et al. (1993) sur le développement de nouveaux produits dans l'industrie chimique. D'autres auteurs, Zirger et Maidique (1990), se sont intéressés au même sujet, mais leurs analyses ont porté davantage sur le processus lui-même, ainsi que sur les interfaces avec l'organisation qui en assure la maîtrise d'oeuvre. On peut relever cinq (5) points d'importance majeure qui ressortent de ces études, soit :
- un excellent management lors de la planification et de l'implantation;
- l'adaptation du nouveau produit à la stratégie de l'entreprise;
- l'adéquation du nouveau produit avec la technologie, le marketing et les compétences dont dispose l'entreprise;
- un support adéquat du projet par la direction;
- la compatibilité entre les caractéristiques du marché choisi et l'organisation.
Ces études laissent entrevoir le lien étroit qui existe entre ces différents facteurs et la faisabilité elle-même. Dans un premier temps, on constate l'importance de la connaissance du marché et des aspects techniques; ce qui souligne l'intérêt de la faisabilité de projets et d'une bonne planification. Dans une autre perspective, ces facteurs soulignent le lien étroit qui existe entre l'entreprise elle-même, ses ressources et le projet. Enfin et surtout, il apparaît clairement que certains facteurs de succès s'appuient sur deux ou plusieurs types d'études au sein de la faisabilité, par exemple au niveau du marché et de la technologie, illustrant ainsi la forte interdépendance entre l'analyse technique et la recherche marketing (Bonnet, 1986). Le cas des aspects techniques développés pour un produit en vue de lui conférer un avantage concurrentiel en constitue sans aucun doute un bel exemple.
Cela dit, la démarche de faisabilité doit conduire à un choix qui consiste à réaliser le projet si l'évaluation est positive, à recommander la modification de celui-ci ou encore son rejet si l’évaluation est négative (voir figure 2). Par contre, comme le processus de faisabilité en est un d’acquisition et d’analyse d'information, l'évaluation à un point décisionnel donné peut conduire à une conclusion d'insuffisance d'information. Ceci justifie, dans la majorité des cas, la réalisation d'une ou de plusieurs études en fonction de l'information requise, du budget et du temps disponibles.
La difficulté réside alors dans le choix des études parmi un grand nombre de possibilités. Par exemple, on pourra être amené à faire des choix entre deux types de démarche : choisir de réaliser une cueillette de données qualitatives par entrevue en profondeur afin de connaître l'opinion d'un groupe de clients potentiels ou encore décider d'effectuer un sondage téléphonique en vue d'obtenir une étude comparative des opinions de divers groupes de consommateurs.
La faisabilité et l’aide à la décision multicritère
Pour supporter le décideur dans ce processus de choix d'études, il existe des méthodes qui peuvent prendre en compte la multiplicité et la nature conflictuelle des critères qui servent à les évaluer. Ces méthodes relèvent de l'analyse multicritère et ont été développées et appliquées à des problèmes de production, de gestion de personnel, de gestion financière, etc. (Roy et Bouyssou, 1993).
En fait, c'est lorsque le décideur aborde la possibilité de rechercher de l’information additionnelle que l'aide multicritère à la décision prend tout son sens. Le processus mis en oeuvre au niveau de la décision portant sur le projet lui-même, ce que nous appelons la décision de premier niveau à la figure 3, alimente le second en permettant de préciser les informations manquantes, ainsi que les critères devant servir à l'analyse des actions potentielles. Ces critères sont basés sur l'objectif de réduction de l'incertitude par rapport au projet ainsi que sur l'aptitude des méthodologies à fournir les réponses requises.
Le modèle prend également en considération les ressources et le temps disponibles, mais ces paramètres sont pris en compte après la phase de choix et à titre de contraintes plutôt que de variables décisionnelles. Il est à noter que c'est dans une perspective de gestion de l'efficience et de l'efficacité que l'aide multicritère à la décision est mise à contribution. Celle-ci permet en effet d'obtenir une meilleure adéquation des actions de recherche d'information aux questionnements du décideur lors du processus de faisabilité, tout en facilitant une gestion plus fine des ressources disponibles.
Pour mettre en oeuvre un processus d'aide à la décision au sein de la faisabilité, l'aidant (souvent un consultant) doit définir avec l'aidé (le décideur), les diverses informations requises en vue d'alimenter sa décision au premier niveau. De manière générale, la démarche opérationnelle suivie en analyse multicritère peut être décrite en cinq (5) étapes:
- dresser la liste des solutions possibles ou envisageables;
- dresser la liste des critères à prendre en considération;
- juger chacune des solutions aux yeux de chacun des critères;
- agréger ces jugements pour désigner la solution qui jouit globalement des meilleures évaluations;
- élaborer une recommandation.
Notons cependant que cette séquence d’étapes est, dans la réalité, constamment remise en question et qu’il existe de nombreux retours en arrière dans cette construction.
C'est tout spécialement au niveau des trois premières étapes que les éléments ayant servi lors de la conception des options d’un projet vont alimenter le cadre de référence qui permettra de dresser la liste des informations à recueillir. Toutefois, l'évaluation des projets ne peut faire appel à une information complète. Il faut donc faire des choix. Ces choix reposent sur l'importance accordée à chacun des critères, critères qui constituent, en quelque sorte, des indicateurs des facteurs de succès et de risque.
En ce sens, chaque type d'étude en faisabilité, que ce soit l'analyse du marché ou la faisabilité technique, requiert une évaluation des informations recherchées. On peut alors définir une méthodologie qui permet d'obtenir une ou plusieurs informations. C'est cette démarche d'étude que nous appelons une action.
Les actions doivent toutefois respecter le principe que chacune puisse être clairement différenciée des autres sur la base d'au moins un aspect. En ce sens, elles doivent être explicites et distinctes. Elles doivent aussi pouvoir être menées indépendamment les unes des autres : s'il y a obligation de réaliser une action pour que la seconde soit valable, selon les objectifs à atteindre, cela justifie qu'on les considère comme un tout.
De plus, on doit s'assurer au préalable que chaque action a été établie, en tenant compte d'un effort acceptable à consentir, en vue d'obtenir le niveau de précision souhaité. Par exemple, dans le cas de la faisabilité de marché, il faut choisir une méthodologie permettant de recueillir l'information avec un niveau de précision suffisant pour répondre aux attentes du décideur. Dans le cas des enquêtes, on établira l'échantillon de répondants en fonction de la précision statistique souhaitée en regard d'une ou de quelques variables à mesurer.
Aussi, c'est d'abord en fonction de l'efficacité des études, en termes de résultats pouvant mener à une bonne décision sur la faisabilité du projet, que nous proposons d'établir un rangement des actions potentielles. Pour y parvenir, la démarche d'aide à la décision nous suggère qu'il convient d'établir un ensemble de critères. Ainsi, à partir des points de vue ou conséquences élémentaires portant sur les études, on dégage les axes de signification qui servent d'assises aux critères. Plus concrètement, la problématique du premier niveau du schéma de la figure 3 (évaluation des options), nous amène à deux types de questions lorsque l'on aborde le second niveau (choix des études), soit :
- l'étude proposée permet-elle d'accroître l'information de façon pertinente en fonction des facteurs pouvant assurer le succès du projet et/ou des facteurs de risques du projet et cela de façon significative?
- la démarche permettra-t-elle d'avoir accès aux informations requises et cela avec un niveau de précision suffisant?
Nous considérons que ces deux questions servent de base pour l'établissement des conséquences élémentaires des études. Et de là, nous proposons les trois axes de signification définis selon les descripteurs suivants : Pertinence de l'information en regard des facteurs de risques et/ou de succès, Disponibilité de l'information et Précision de l'information. À partir de ceux-ci, l'aidant, en interaction avec l'aidé, pourra définir les descripteurs, les critères et les échelles de mesures nécessaires à la construction de la matrice d'évaluation multicritère. À chaque critère, on attribue une échelle de préférence sur laquelle le décideur est invité à établir une représentation formelle. Par exemple, en ce qui a trait au premier critère portant sur la pertinence, on lui attribue une échelle en cinq points du type : pas, peu, moyennement, fortement ou très pertinent. Le même type d'échelle peut être retenu quant à la disponibilité et la précision de l'information.
On dispose alors d'une matrice d'évaluation multicritère à partir des actions potentielles, des critères et de l'évaluation du décideur. Dès lors, il reste à choisir la méthode d'agrégation pouvant satisfaire à la problématique décisionnelle qui est nôtre, à savoir le rangement des actions potentielles.
Dans les publications portant sur l'analyse multicritère, on retrouve beaucoup de méthodes d'agrégation. On peut distinguer celles qui relèvent d'une agrégation totale (par l'utilisation d'une fonction multiattribut), d'une agrégation partielle (en recourant aux relations de surclassement) ou d'une agrégation locale et interactive (avec la programmation multiobjectif). Dans le cadre de notre application, la nature des échelles de mesure propre à chaque indicateur nous a amené à opter pour l'utilisation des relations de surclassement. Les méthodes de surclassement sont principalement le fruit des travaux de recherche du courant de pensée de l'école européenne ayant à sa tête Bernard Roy. À travers ces méthodes (Électre, Prométhée, ...), on peut discerner la reconnaissance des limites de la formalisation mathématique, le désir de ne pas surestimer les capacités des outils et la volonté de conserver, le plus longtemps possible, la perspective multicritère. Ainsi, ces méthodes peuvent accepter l'incomparabilité, c'est-à-dire l’existence de paires d'actions sans surclassement ni dans un sens, ni dans l'autre.
Chaque méthode prévoit d'abord une étape de construction de la relation de surclassement. En comparant toutes les actions, paire par paire, certaines règles établies au préalable permettent de décider si l'action a surclasse l'action b, c'est-à-dire si l'action a est globalement au moins aussi bonne que l'action b. On n'a pas besoin de l'unanimité des points de vue pour déclarer qu'une action en surclasse une autre. On dira que «une action en surclasse une autre si elle est au moins aussi bonne que l'autre relativement à une majorité de critères, sans être trop nettement plus mauvaise que cette autre relativement aux autres critères» (Schärlig, 1985). Puis chaque méthode de surclassement prévoit alors l'exploitation de la relation de surclassement et ce, bien sûr, selon le type de problème de décision et la problématique retenue (choix, tri, rangement).
Dans le cadre de notre application, nous avons retenu les méthodes PROMÉTHÉE I et II (Brans et al.,1986) en vue d'effectuer l'agrégation des évaluations des actions par rapport aux critères établis. Ce choix repose sur deux raisons principales. En premier lieu, les procédures d'exploitation des méthodes PROMÉTHÉE I et II s'appliquent à un système de préférences floues (Vincke, 1989) où le décideur, lors des comparaisons d'actions deux à deux, peut exprimer une préférence ou une incomparabilité entre celles-ci. En second lieu, ces procédures d'exploitation sont simples et le décideur peut aisément saisir les calculs menant à la définition des pré-ordres partiels ou totaux générés par les méthodes PROMÉTHÉE I et II.
Concrètement, la méthode Prométhée est basée sur la construction d'une relation de surclassement valuée dans l'ensemble des actions A (les études dans notre cas) et elle permet de générer des préordres partiels de telle façon que certaines des unités territoriales peuvent être incomparables. Dans Prométhée II, on exploite aussi cette relation de surclassement pour générer un préordre total unique des actions. Pour tout couple (a,b) Î A de l’ensemble des actions, on définit une fonction Pj(a,b) qui traduit «l'intensité» de préférence de a sur b pour le critère j. On génère alors un indice de préférence multicritère P(a,b)= Sj wj.Pj(a,b), wj³0. Enfin, pour ranger les actions, on définit les flux de préférence normés.
Par ailleurs, un logiciel permet une analyse de sensibilité sur les poids des différents critères, en plus de la détermination et de l'exploitation d'une relation de surclassement valuée.
Ainsi, avec l'aide multicritère à la décision, le décideur est davantage en mesure de choisir les études et analyses à effectuer en faisabilité de projets selon l'intérêt qu'elles présentent pour la décision finale. Il reste alors à retenir celles qui rencontrent le budget alloué, tout en tenant compte de leur durée de réalisation afin de respecter les délais fixés par l'aidé.
Nous allons maintenant reprendre le cas présenté à la section 1.2 et en faire une simulation ex post afin d'illustrer l'utilisation du modèle pour le pilotage des études de faisabilité de projets industriels.
Illustration du modèle
Pour démontrer l'aspect opérationnel du modèle, nous nous situerons à un point de décision particulier au sein du processus de faisabilité du cas étudié, soit celui où, suite à la préfaisabilité, la faisabilité a été amorcée.Cette démarche nous a conduit à un ensemble d'actions que nous présentons au tableau 1. De celles-ci, nous avons exclu les actions qui ne pouvaient être considérées comme exclusives et élémentaires ou qui ne constituaient pas des actions d'acquisition d'information. Nous avons donc retenu seize (16) actions.
La construction de la famille cohérente de critères dérive des trois axes proposés précédemment. Pour ce faire, nous nous sommes référés aux critères pris en considération lors de l'évaluation du projet (niveau 1 de la figure 2 Schématisation de la décision en faisabilité de projet) que nous avons traités en termes de pertinence quant à la recherche d'informations (niveau 2 de la figure 2). Nous avons fait appel à deux sources, soit les critères résultant des recherches sur les facteurs de réussite des projets de nouveaux produits et les critères retenus par les décideurs. À ceux-ci, nous croyons essentiel d'ajouter des critères portant sur la disponibilité de l'information et sur sa précision. À chacun de ces critères, nous avons associé une échelle de préférence de type ordinale.
Dans un contexte réel, nous aurions dû valider chacun des éléments du modèle auprès du décideur; puis demander à celui-ci d'établir son évaluation de chaque action, pour chacun des critères. Pour les fins de la simulation, nous avons fait appel à un expert pour valider les critères et établir leur poids relatif.
Dans le cadre de cette illustration, nous avons convenu avec l'expert d'attribuer un poids respectif aux sous- familles de critères. Une proportion de cinquante pour cent (50 %) a été retenue pour la pertinence, pourcentage que nous avons réparti entre chacun des critères qui constituent cette sous-famille. La disponibilité et la précision de la démarche ont reçu chacun une proportion de vingt-cinq pour cent (25 %). Nous avons préféré leur donner un poids égal dans une optique où les efforts de précision d'une méthodologie de recherche ne peuvent compenser pour la non- disponibilité de l'information. Ce sera le cas, par exemple, si le répondant ne souhaite pas fournir la réponse recherchée; situation relativement fréquente en faisabilité industrielle. Par contre, l'avantage de la disponibilité d'une information pourra être atténuée par une méthodologie qui manque de précision.
Nous avons conduit l'exercice jusqu'à la fin, ce qui nous amène à la procédure d'agrégation2. Afin de mener à bien cette étape, nous avons fait appel aux méthodes PROMÉTHÉE (Brans et al., 1986) programmées et utilisé un logiciel convivial.
La méthode PROMÉTHÉE I a permis d'obtenir un pré-ordre partiel des actions potentielles. Grâce à celle-ci, l'aidé peut entrevoir les nuances qui existent dans le positionnement des actions, selon l'évaluation obtenue pour différents critères. La position de chaque action par rapport aux autres étant connue, il est possible de mieux saisir la portée des jugements sur chaque critère et ainsi, de jeter un éclairage supplémentaire sur les éléments essentiels à la décision.
Nous avons par la suite forcé un rangement complet des actions par l'utilisation de PROMÉTHÉE II. En y ajoutant le budget et le temps alloués, le décideur peut maintenant faire un choix plus éclairé. Dans le cas étudié, la variable temps ne représente pas une contrainte critique contrairement au budget. Aussi, nous n'avons appliqué que la contrainte budgétaire. Une liste des démarches pouvant être prises en considération en fonction du budget que nous avons, dans un premier temps, limité arbitrairement à 25 000 $. Même si le budget réellement dépensé s'est élevé à près de 100 000 $, ce découpage permet une rétroaction plus fréquente en cours de faisabilité.
La démonstration a donc permis d'expliciter la mise en œuvre du modèle et d'en percevoir les possibilités. Toutefois, nous sommes conscients de certaines limites. Ainsi, si la présentation du modèle appliqué au cas est intéressante, nous réalisons que c'est dans un contexte concret que l'on pourra véritablement évaluer sa pertinence. De plus, le cas étudié n'est pas nécessairement représentatif de toutes les faisabilités industrielles.
Quant au modèle, si son utilisation oblige l'aidé à mieux définir les actions potentielles, il nécessite tout de même des efforts qui sont difficilement envisageables sans la présence d'un aidant.
Des recherches devront aussi être menées en vue de préciser les critères et leurs poids relatifs et de s'assurer que les décideurs sont en mesure de bien les appréhender. Il en est de même pour l'ensemble du modèle.
Enfin, il serait possible de revoir certaines contraintes incluses dans le modèle afin d'en rendre l'application plus souple. Par exemple, cette procédure d'exploitation ne permet pas d’utiliser un seuil de véto qui permet de disqualifier une action potentielle qui n'atteint pas un niveau minimal de performance sur un critère donné4. Néanmoins, les actions étant construites par des experts, cette éventualité nous apparaît moins critique.
Conclusion
Le processus d'étude de faisabilité est vu classiquement comme étant linéaire et relativement statique. Dans cette recherche, nous proposons de considérer l'étude de faisabilité en tant qu'instrument dynamique d'aide à la décision.
Cette nouvelle approche des études de faisabilité nous a amené à proposer un modèle pour les projets industriels où l'on cherche à :
- briser la linéarité de la faisabilité;
- accroître la participation des décideurs;
- accroître le nombre de points de décision;
- améliorer la méthode d'évaluation des options potentielles et des actions (dans le sens d'étude) au sein de la faisabilité;
- identifier plus hâtivement les faiblesses du projet et permettre un choix plus pertinent des études à réaliser.
Nous sommes cependant conscients qu'il devra faire l'objet d'expérimentation, dans le but d'approfondir la démarche d'explicitation des critères et des actions, d'autant plus que le contexte présuppose le plus souvent des décideurs multiples ayant chacun des perspectives différentes. Même si nous n'avons pas abordé la dimension collective de la décision, nous croyons que l'outil proposé constitue un cadre de travail propice à sa prise en compte.
Par ailleurs, nonobstant les limites du présent travail, nous croyons que cette étude exploratoire ouvre une voie prometteuse en gestion de projets, et plus particulièrement dans le cadre de la faisabilité, pour les systèmes d'aide à la décision. En suivant une conception dynamique et décisionnelle de la faisabilité de projets industriels, nous faisons ressortir l'intérêt d'apporter une extension aux capacités cognitives des décideurs, en leur fournissant un outil d'intégration et d'évaluation de l'information, dans le but de les aider à faire des choix plus éclairés.
De plus, au-delà de l'illustration qui est faite à partir d'un projet industriel, nous croyons que le modèle offre la souplesse requise afin de prendre en charge les démarches peu ou pas structurées d'avance; ce qui est le cas dans la faisabilité des projets sociaux et/ou intangibles.
Enfin, le modèle offre aux praticiens et chercheurs une piste en vue de développer un processus de gestion de projets défini de façon constructive, où les options de projets, les critères et les études sont définis et constamment redéfinis par les acteurs, selon l'état de leur information. Ceci nous semble correspondre davantage au caractère particulièrement dynamique de la faisabilité de projet.
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